Une nouvelle fois, je me réveille en sursaut, le front dégoulinant de sueur. J’ai du mal à respirer et comme à l’habitude, j’essaie d’appliquer les conseils de cette face qui nous donne des cours de méditation. Même si je n’aime pas l’avouer, ça fonctionne et je reprends un rythme cardiaque normal.
Les bruits sont toujours les mêmes, dans les box, la nuit. On entend des femmes geindre, comme si leur rêve était en train de les torturer – et c’était sans doute le cas. D’autres parlaient dans leur sommeil, tandis que certaines remuaient dans leur lit, incapable de rejoindre les bras de Morphée.
Un son plus proche attira mon attention et en tournant le visage, je découvre la détenue qui partage mon box dos à mon lit, assise par terre. Elle semble discuter et son ton est plutôt passionné, comme si elle était au beau milieu d’une discussion intense portant sur une question existentielle.
Eudoxie est ce genre de détenue un peu folle, mais que je n’ai pas pu rejeter, comme certaines. Elle a ce côté fragile bien caché qui m’a attendri, au fil des jours.Je lâche un petit soupire et me lève du lit, craquant au passage quelques articulations douloureuses.
Ce n’est pas la première fois que j’assiste à une telle scène ; Eudoxie me réveille souvent la nuit, à cause de ses crises inexpliquées.
Je m’agenouille naturellement derrière elle et passe les bras autour de sa taille fine. Son odeur me rassure, pour une raison inconnue. Ses cheveux me chatouillent le visage alors que je le pose sur son épaule. Si quelqu’un nous avait vu dans cette position, il se serait posé un bon nombre de questions assez tordues à notre sujet.
— De quoi est-ce que tu causes ? je demande comme s’il n’y avait rien de dérangeant dans cette situation.

Je commençais à être bien connue de toutes les nanas pour mon comportement étrange. J'en jouais beaucoup pour survivre dans cette jungle de femmes vraiment barrées. Au fond, j'étais terrorisée même si je ne le montrais jamais et que j'étais la première à tendre un doigt d'honneur et à cracher au sol comme une pauvre délinquante. Même si mon cerveau avait déconné bien avant mon entrée en prison, j'avais de nouveaux symptômes ces temps-ci. Peut être à cause de ma coéquipière de box. Je sais pas ce qui m'étais arrivée quand je l'avais vu pour la première fois. Mon coeur s'était ralenti au delà des normales. Ma bouche était restée entrouverte et quand elle m'avait tendu la main pour se présenter, je l'avais attrapé et l'avais tenu comme ça une éternité jusqu'à ce qu'elle me demande de la lâcher. Je crois bien que j'en pinçais pour elle, elle était un diamant parmi des cailloux ici. Une voix me répétait sans cesse de faire des prières pour elle, ce qui m'empêchait de dormir, sauf cette nuit. J'avais cédé à cette force mystique. Je m'étais assise en tailleur devant mon lit et j'avais allumé une bougie, commençant à débiter ce qui me venait à l'esprit. Mes yeux fixaient la flamme qui vacillait, j'étais hypnotisée tout en chuchotant. Puis mon état de transe s'était évanoui quand quelqu'un enroula ses bras autour de moi et posa sa tête sur mon épaule. J'avais eu envie d'hurler mais sa voix me fit rapidement retrouver mon calme. C'était Chrisha. Je me mordillais la lèvre inférieure, m'imprégnant de ce moment si rare. La journée j'avais l'impression qu'elle me fuyait comme la peste. Défaisant son étreinte légère pour me mettre face à elle à genoux, je sentais que ma conscience se désagrégeait. Je n'allais plus être maître de moi même et j'allais divaguer, Chrisha allait paniquer et je me réveillerais demain dans une cage. Commençant à poser mes mains sur mes tempes et à froncer les sourcils je me mis enfin à parler " Tu peux pas l'entendre, mais elle est là, elle me dit de faire tout ça " lui répondis-je en tapant le sommet de mon crâne. " Si je le fais pas je peux pas dormir " je commençais à me balancer d'avant en arrière, le regard désespéré. " Et c'était pour toi en plus " rajoutais-je en ramassant une larme qui tentait de sortir de mon orbite.

Les gestes me viennent comme des automatismes et pourtant, je suis ce genre de femme que personne ne peut toucher sauf avec permission. La seule personne à pouvoir bénéficier de ce genre de comportements de ma part, c’est ma petite fille, Charlie. Les tendresses lui sont entièrement réservées.
Mais j’ai pour Eudoxie cette affection particulière, que je n’éprouve pour aucune autre détenue de cette maudite prison. Peut-être est-ce dû au fait que nous partageons le même box et en l’occurrence, le peu d’intimité qui nous reste ici. Ou alors cela vient du fait qu’elle ressemble légèrement à Charlie, avec ses cheveux châtain tombant en cascade sur ses épaules frêles.
Elle se retourne pour me faire face et je vois sur son visage une expression étrange, indéchiffrable. Eudoxie, elle a souvent cet air un peu perdu, comme une gamine qui subit des horreurs sans pouvoir s’en défendre. Elle me parle de sa voix rauque, m’expliquant que tout ce qu’elle fait lui a été ordonné de quelqu’un d’autre, qu’il faut absolument qu’elle s’en débarrasse pour pouvoir s’endormir.
Mes lèvres s’étirent, formant une fine ligne barrant mon visage pâle. Parfois, la brune pouvait dire des trucs un peu étranges, que je ne comprenais pas forcément. De quoi parlait-elle, en désignant ce ‘elle’ ? Etait-elle si folle au point d’entendre des voix lui demandant d’obéir à ses ordres ?
Je décide de faire comme si rien ne me dérangeait, encore une fois. Peut-être que si elle pense que je la crois, elle va m’en dire plus, et par la même occasion, se calmer. Ses balancements m’inquiètent et j’envisage en premier lieu d’appeler quelqu’un pour la faire soigner, mais j’imagine les horreurs qu’ils lui feront, en psychiatrie et je me ravise.
— Calme toi, Eudox’, je lui dis en posant mes mains sur ses épaules pour arrêter ses mouvements de va-et-vient. Tu peux t’endormir maintenant, elle sait que tu as tout fait correctement.
Si ça continuait ainsi, toutes les détenues des box voisins allaient se réveiller et c’était sûrement la dernière chose à faire. J’essaie de la lever un peu maladroitement et de la diriger vers son lit. Eudoxie me ressemble physiquement : petite et mince, à l’apparence fragile. Et pourtant, elle me semble peser bien plus lorsque je tente de l’emmener plus loin ; elle se fait lourde, comme un poids mort.
— Qu’est-ce qu’elle te disait de faire ? je demande pour la distraire.